La vidéo ‘Why Are You Angry?’ (Pourquoi êtes-vous en colère?) est une œuvre collaborative de deux artistes britanniques: Rosalind Nashashibi, peintre et cinéaste, et Lucy Skaer, sculptrice et cinéaste. Le film dépeint la vie quotidienne de Tahitiennes d’aujourd’hui. Elles dansent, partent travailler, se baignent dans l’eau d’une cascade, achètent de la nourriture et conduisent des voitures. Le titre est emprunté au tableau ‘No te aha oe riri’ (1896) du peintre français Paul Gauguin (1848-1903), ce qui peut se traduire par ‘Pourquoi êtes-vous en colère?’.
Le film explore sur un mode contemporain non seulement le voyage de Gauguin à Tahiti, mais aussi la représentation fétichisée des femmes. L’œuvre de Gauguin trahit tous les clichés de l’exotisme et de la femme passive. Dans le film, en revanche, les femmes se retournent pour regarder le spectateur droit dans les yeux, elles se sont émancipées. La vidéo capte leurs émotions à travers des scènes où les femmes semblent décontractées, frustrées, vulnérables ou mal à l’aise. La caméra fonctionne à la manière d’un œil, combinant observations du quotidien et histoires mythologiques en mêlant séquences chorégraphiées et séquences spontanées.
Interview avec Nashashibi/Skaer
Le titre de votre vidéo, ‘Why Are You Angry?’, est emprunté à un tableau de Gauguin. Pourquoi avoir choisi de donner ce titre à votre œuvre?
L’emploi du titre de Gauguin précise la stratégie de notre film, qui est de revisiter les aspects inconfortables de son œuvre. Nous avons été attirées par une certaine ambiguïté dans les tableaux polynésiens de Gauguin. En dépit de son rapport de pouvoir inégal avec ses sujets féminins, ses œuvres traduisent l’ambivalence des femmes envers l’artiste. C’est un élément qui est totalement absent de l’œuvre d’autres peintres comparables comme Matisse, qui a aussi visité les mers du Sud. Qui pose la question du titre? Qui est supposé y répondre? Ce sont peut-être les femmes qui s’adressent à Gauguin, ou qui s’adressent les unes aux autres, ou alors c’est le peintre qui pose la question aux femmes. Nous avons eu l’impression que la dernière option était la bonne. Nous avons senti que le choix du titre fait par Gauguin reflétait l’ambivalence des Polynésiennes envers lui. En appelant son tableau ainsi, Gauguin reconnaît un certain désaccord, conscient ou non. Le titre implique aussi l’existence d’un malentendu ou d’un fossé culturel entre l’artiste et les femmes qu’il a peintes.
Que font les femmes dans la vidéo?
Dans certaines scènes, elles sont statiques et prennent les mêmes poses que dans les tableaux de Gauguin. À d’autres moments, elles sont simplement en train de faire ce que vous voyez à l’écran: elles profitent d’une pause pendant le tournage, elles vaquent à leurs occupations quotidiennes ou elles participent à des fêtes. Nous avons séjourné à Tahiti pendant la Fête des Mères, qui dure plusieurs jours là-bas. Les femmes et les jeunes filles célèbrent l’évènement ensemble par des sorties et des soirées: nous avons donc filmé des excursions en famille et des répétitions de danse. La musique d’une lointaine soirée est d’ailleurs presque omniprésente dans la bande son.
Qui sont-elles?
Les noms des femmes qui ont participé au film sont tous cités dans le générique. Plutôt que de vous dire qui elles sont, nous vous expliquerons comment nous les avons rencontrées. Nous nous sommes associées au Musée de Tahiti et des Îles, qui nous a aidées dans notre projet et nous a présentées à la famille de son comptable. Notre hôte Airbnb a été d’un grand secours et apparaît dans le film. Nous avons par ailleurs abordé des gens lors de nos promenades en voiture. Une des femmes est mannequin de profession.
L’œuvre semble interroger l’interaction entre le fait de regarder et celui d’être regardé. Avez-vous l’impression que cette interaction est différente quand le sujet est une femme ou une personne d’une culture différente?
Oui, c’est incontestablement différent quand le sujet, ou la personne qui filme, est une femme ou a une culture différente. Nous sommes tous conditionnés différemment quant à notre façon de négocier l’idée d’être vu et l’idée de regarder. C’est ce qui nous a poussées à étudier les deux points de vue et le potentiel entourant la représentation des femmes. Nous avons vu l’ambivalence dans les tableaux de Gauguin comme une possible fissure dans le schéma bien connu où le regard masculin essaie d’épingler la femme ou ‘l’autre’. Nous avons senti que nous pouvions élargir le sujet à une étude contemporaine des difficultés que ceci entraîne. Nous n’utilisons pas les séquences d’observation que nous avons tournées avec l’idée qu’elles sont neutres ou plus neutres que les séquences mises en scène, en fait elles sont juste aussi chargées de leur propre déséquilibre du pouvoir que ce que nous voyons dans toute l’histoire du cinéma ethnographique.
Vous sentez-vous parfois observées et, si oui, quand?
En tant qu’artistes, nous nous présentons aux spectateurs de bien des façons, également comme des gens dans le monde. Peut-être est-il plus intéressant pour nous de répondre en tant qu’artistes dans ce contexte, puisque cette œuvre d’art expose notre position éthique face à l’interrogation et à l’examen. Lorsque nous montrons le film à un public, nous avons l’impression de passer un examen, et nous n’avons pas voulu échapper à ce sentiment de responsabilité par rapport à l’œuvre et ses ambiguïtés morales. Nous n’avons pas non plus voulu éluder notre propre passé colonial en subvertissant clairement la position de Gauguin, et nous excuser nous-mêmes de la sorte. Notre film n’éclaire pas le spectateur sur notre positionnement politique, mais lui demande plutôt ce qu’il pense ou ce qu’il ressent. Il est donc inconfortable à regarder, ce qui est un élément que nous considérons comme absolument crucial.
Quelles émotions espérez-vous susciter avec cette œuvre?
Le ton émotionnel du film est très important. Nous avons décidé de traiter avec le plus grand soin les images que nous avons prises de ces femmes mais, en même temps, de ne pas mettre de côté les sentiments de malaise ou de désaccord. Les parties statiques et muettes du film, qui sont des sortes de tableaux vivants mis en scène à partir des tableaux de Gauguin, créent des points de pression. Ceux-ci se ‘relâchent’ ensuite pour donner des séquences moins formelles dans lesquelles les femmes se détendent, mais ces séquences sont également problématiques à regarder puisque la caméra continue à tourner, apparemment sans y être autorisée. Le film a été réalisé de façon expérimentale et n’était pas destiné à traduire un point de vue spécifique. Nous avons voulu que notre tournage sur des femmes tahitiennes soit le lieu d’une négociation active. Et nous voulons par conséquent que le film lui-même pose une question éthique au public à travers l’exploration temporelle, visuelle et auditive, par opposition à l’expression verbale.
Pourquoi êtes-vous en colère?
Nous avons beaucoup réfléchi à cette question. Mais nous avons décidé que nous ne voulions pas y répondre directement, pour la raison suivante: c’est une question qui présuppose que notre œuvre est l’expression de notre propre colère. Nous avons le sentiment que, si nous répondions d’une manière telle que nous admettions notre irritation, cela réduirait à néant tous les efforts que nous avons faits pour que le film soit l’interface active avec notre public. En d’autres termes, la question laisserait supposer que l’artiste fait une œuvre pour transmettre directement un message ou une position morale. Enfin, elle serait peut-être un peu trop littérale, ce qui lui enlèverait le pouvoir de la métaphore. Ce serait comme demander à Maya Angelou: "Pourquoi l’oiseau en cage chante-t-il?"