Par Sophie Matthys
Le plus grand dénominateur commun entre le S.M.A.K. et la Collection Matthys-Colle, ce sont leurs débuts conjoints à la fin des années 1950, avec la constitution d’une collection d’art contemporain dans la conviction partagée de l’importance du renouveau dans l’art. La plus grande différence entre les deux étant que le couple Roger et Hilda Matthys-Colle a commencé une collection privée à l’époque, tandis que le S.M.A.K., alors encore au stade embryonnaire, entamait ses premières démarches en vue de la constitution de la collection publique d’art contemporain que nous connaissons aujourd’hui à Gand.
Mais comment tout cela a-t-il commencé? Le petit-fils du couple, Bruno Matthys, administrateur de la Fondation Matthys-Colle, jette un regard rétrospectif sur plus d’un demi-siècle de passion pour l’art contemporain. « Aujourd’hui, on fait automatiquement le lien entre achat de quelque chose, qu’il s’agisse d’une coûteuse voiture, d’une antiquité ou d’une œuvre d’art, et investissement à long terme. Aujourd’hui, les collectionneurs veulent souvent jouer sur deux tableaux : ils achètent quelque chose qu’ils trouvent beau, et en même temps ils espèrent que cette chose aura davantage de valeur plus tard. Mais lorsque mes grands-parents ont commencé à collectionner de l’art, ce n’était pas le cas. On n’imaginait pas du tout que l’art moderne allait valoir plus d’argent dix ans plus tard. Le mot "investissement" n’était pas à l’ordre du jour. Mes grands-parents n’ont donc jamais été motivés par l’argent ou le prestige, bien au contraire. »
Comment tout cela a-t-il commencé?
« Lorsqu’ils se sont mariés en 1946, Roger et Hilda, tous deux médecins, avaient déjà hérité de leurs parents un certain goût pour l’art. Le père de Roger était artisan encadreur et avait pour clients bon nombre d’artistes du coin. Pas les grands noms, certes, mais tout de même de quoi donner au jeune Roger une certaine affinité avec l’art. Ma grand-mère, Hilda Colle, était issue de la bourgeoisie nantie et à l’époque, de nombreuses œuvres d’artistes plus connus, mais relativement "sages" (comme Émile Claus, de l’École de Laethem), décoraient sa maison. »
« Au milieu des années 1950, mes grands-parents ont rencontré Karel Geirlandt, grand défenseur et promoteur de l’art, avec qui ils se sont liés d’amitié. C’est lui qui les a encouragés à affiner leur intérêt pour les toutes dernières tendances artistiques et à faire connaissance avec d’autres passionnés à Bruxelles et en Flandre : Hubert et Marie-Thérèse Peeters en Flandre-Occidentale, Herman et Nicole Daled à Bruxelles, Anton et Annick Herbert à Gand… C’était des collectionneurs privés qui disposaient de moyens financiers importants et qui osaient acheter l’art le plus récent, notamment de Jan Burssens, Maurice Wyckaert et Reinhoud D’Haese. Un moment charnière dans l’histoire de la collection Matthys-Colle a été l’acquisition d’une œuvre de Jean Brusselmans. »
En excursion dans les galeries parisiennes et new-yorkaises
« Puisque, selon mes grands-parents, l’art ne s’arrêtait pas aux bords de la Lys, ils ont rapidement élargi leurs horizons et se sont régulièrement rendus à Paris pour visiter des galeries et découvrir et acheter de l’art. À Paris, qui était alors l’épicentre européen de l’art international, ils visitaient parfois des dizaines de galeries sur une seule journée. N’oublions pas que cela se passait avant l’ère digitale : la communication se faisait donc exclusivement par téléphone, par télex et par la bonne vieille lettre. Chaque achat était minutieusement consigné à la main par mon grand-père sur des fiches : nom, dimensions, prix d’achat… Ces excursions, d’abord à Bruxelles et à Paris, ensuite aussi à Venise, New York et Düsseldorf, ont abouti à la constitution d’un grand réseau, mais aussi de solides amitiés, avec entre autres des galeristes comme Ileana Sonnabend et Konrad Fischer.
« Chaque achat commence par un émerveillement »
« Une seule fois, ils ont fait un achat directement à l’artiste. C’est presque inimaginable, mais ils ont acheté deux œuvres de Christo, une chaise et un chandelier, toutes deux de 1963, alors que Christo était encore loin d’être célèbre. Il avait du mal à joindre les deux bouts et faisait des photos pour gagner sa croûte (rire). »
« Cette anecdote montre aussi que mes grands-parents achetaient principalement des œuvres de jeunes artistes débutants et souvent encore inconnus. Cette curiosité qu’ils avaient, cela ne s’apprend pas. Ils ne se sont jamais fait conseiller, contrairement à ce qui se passe souvent aujourd’hui. Ils suivaient leur intuition et écumaient les galeries des grandes métropoles. C’est eux qui cherchaient l’art et non l’art qui venait à eux. « Chaque achat commence par un émerveillement », avait coutume de dire mon grand-père. « Il faut que quelque chose me touche et me pousse à me demander ce que l’artiste veut dire. Que ce soit beau ou pas a moins d’importance. » Cette approche conduisait souvent à des choix singuliers. L’œuvre Sans nature morte de Domenico Gnoli, par exemple, fut accueillie dans leur entourage par des ricanements. « Qui achète une œuvre d’art avec une table vide ? », disait-on en se moquant de mes grands-parents. Mais l’histoire leur a donné raison : l’œuvre se trouve aujourd’hui à Milan, à la grande exposition rétrospective consacrée à Gnoli. »
« Tout le monde était contre l’art contemporain »
« Assez curieusement, ces défenseurs enthousiastes de l’art contemporain ne trouvaient pas non plus grâce aux yeux des musées flamands. Dans les années 1950, le Musée des Beaux-Arts de Gand (MSK Gent) appliquait la règle selon laquelle seules des œuvres d’artistes décédés depuis au moins trente ans pouvaient être exposées en ses murs. Personne ne se souciait de l’art contemporain. Pire encore : l’art contemporain était parfois carrément boycotté. Cette absence de progressisme irritait Karel Geirlandt et ses compagnons, parmi lesquels mes grands-parents. C’est à ce moment-là, en 1957, qu’ils ont fondé la Vereniging voor het Museum van Hedendaagse Kunst, l’association pour un musée d’art contemporain. »
« Comme par hasard, les premiers achats de la collection privée Matthys-Colle ont lieu pratiquement au même moment que les premières acquisitions de la Vereniging voor het Museum van Hedendaagse Kunst (VMHK) de l’époque. Alors que la première œuvre d’art contemporain (Louis Van Lint, Coupe géologique, 1958) est achetée par la VMHK comme point de départ de la collection du futur Musée d’Art contemporain (MHK), Roger et Hilda Matthys-Colle achètent eux aussi leur première œuvre. Dans les années qui suivent, les Matthys-Colle et le musée feront régulièrement l’acquisition d’œuvres des mêmes artistes. C’est ainsi que des œuvres faisant partie des mêmes ensembles se retrouvent aujourd’hui dans l’exposition au S.M.A.K. »
Pas de froids investisseurs
« Revenons à la collection. Mes grands-parents se sont constitué peu à peu une impressionnante collection comptant quelques œuvres majeures du pop’art, notamment de Roy Lichtenstein et Andy Warhol. Pour acheter la Big Electric Chair d’Andy Warhol (également visible dans l’exposition, ndlr), ils ont dû vendre leur œuvre chérie de Jean Brusselmans. Jusqu’à la fin de sa vie, ma grand-mère a soupiré en regardant son Warhol, regrettant d’avoir dû se séparer de son Brusselmans pour l’acquérir. Car telle est, à mon avis, l’essence de l’art de collectionner : un collectionneur d’art n’est au fond jamais heureux. Les occasions manquées le font souffrir, il regrette de n’avoir pas pu acheter telle ou telle chose. Mais il éprouve aussi de la jalousie en voyant ce qu’un autre a et lui pas. »
« Les Matthys-Colle n’étaient pas de froids investisseurs dans le domaine de l’art, comme l’illustre le chagrin qu’ils éprouvaient chaque fois qu’ils devaient se défaire de quelque chose. Mais aussi la joie et la fierté qu’ils ressentaient lorsqu’ils ramenaient une nouvelle pièce à la maison. Ils aimaient sincèrement leur collection. Ce qui ne les empêchait pas de vendre régulièrement des œuvres. Premièrement parce qu’il leur fallait de l’argent pour acheter quelque chose de nouveau, deuxièmement parce qu’ils trouvaient que telle ou telle œuvre n’allait plus avec l’ensemble, et troisièmement parce que des artistes leur demandaient parfois aussi de vendre l’œuvre à un musée. Manet Projekt ’74 de Hans Haacke, par exemple, a été vendu au musée Ludwig de Cologne à la demande de l’artiste lui-même. »
« Art conceptuel, minimal art, arte povera, pop’art, Cobra… Mes grands-parents n’ont jamais eu l’ambition de posséder tout d’un courant artistique. Ils décidaient régulièrement d’abandonner un courant artistique, principalement parce qu’ils avaient découvert de nouveaux artistes. Ils trouvaient les œuvres des débuts d’un artiste beaucoup plus intéressantes. La Collection Matthys-Colle n’est pas une grosse collection, mais c’est une collection importante parce qu’elle comprend beaucoup d’œuvres pionnières. Prenez Andy Warhol. Warhol a fait beaucoup d’œuvres joyeuses que nous connaissons tous : Marilyn Monroe, Mickey Mouse, les boîtes de soupe… Mais il a aussi fait des séries sombres, qui étaient une attaque frontale contre la société américaine des années soixante : les Death and Disaster paintings. Une série avec des accidents de voitures, une série avec des chaises électriques et une série sur les émeutes raciales, où l’on voit des policiers brutaliser des manifestants noirs. La Collection Matthys-Colle comprend deux œuvres faisant partie de ces séries sombres. Et qui sont d’une grande actualité aujourd’hui encore : les journaux sont plus que jamais remplis d’articles sur les nombreuses victimes de la route, la peine de mort et le mouvement Black lives matter. Mes grands-parents achetaient les œuvres plus difficilement accessibles, ce qui rend leur collection d’autant plus intéressante selon moi. »
Une maison faite pour accueillir l’art et non l’inverse
« Lorsqu’à la fin des années 1960, leur maison de maître gantoise est littéralement devenue trop petite pour leur collection d’art, le couple a décidé de construire une maison dans la commune de Deurle, encore très boisée à l’époque. Leur villa moderniste en béton a été spécialement conçue pour abriter la collection. Une fois de plus, on observe ici la grande confiance qu’ils faisaient aux jeunes talents, qu’ils soient artistes ou architectes. L’architecte Ivan van Mossevelde était tout jeune lorsqu’il a dessiné pour eux l’impressionnante villa brutaliste qui a été construite selon un plan symétrique, avec un grand espace d’accueil et de larges couloirs aux murs blancs qui enserrent le patio central. Tout, depuis l’éclairage jusqu’aux espaces de circulation, a été conçu en fonction de la collection. Quelques œuvres ont également été créées in situ, notamment par Sol LeWitt et Niele Toroni. »
« Cette maison n’était pas un espace d’exposition froid, bien au contraire. Elle est même devenue un lieu de rencontre chaleureux, où mes grands-parents recevaient leurs amis. La crème de la scène artistique internationale connaissait le chemin jusqu’à Deurle, et les fêtes organisées entre autres avec Gilbert & George étaient légendaires. Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle sont devenus de grands amis de mes grands-parents. »
« Moi leur petit-enfant, je jouais entre les œuvres d’art »
« Quand j’étais enfant, nous rendions visite à mes grands-parents presque tous les dimanches. Nous jouions pendant des heures dans toute la maison, où il n’existait pas de tabous pour ce qui était de l’art. Nous étions encouragés à réfléchir à ce que nous voyions. Nous pouvions vraiment faire l’expérience des œuvres d’art, nous pouvions même parfois les toucher : ma petite sœur marchait comme une acrobate sur les mains sur le sol de Carl André, nous restions suspendus la tête en bas à l’Incomplete Open Cube de Sol LeWitt et nous nous tenions en équilibre en chaussettes sur le Bernd Lohaus, comme des gymnastes sur la poutre. Et quand nous étions autorisés à actionner le Jean Tinguely, le Haim Steinbach ou le Dan Flavin et que nous voyions l’art s’animer, c’était la fête. »
« Et même si, dans les longs couloirs de marbre de la maison, nous frôlions sur nos patins à roulettes les œuvres de Joseph Kosuth et de Roy Lichtenstein et si nous déplacions parfois en cachette les baguettes du Stick Circle de Richard Long, nous avons toujours traité avec respect cette collection exceptionnelle. Même quand nous étions tout petits, les grandes personnes n’avaient pas besoin de crier continuellement sur nous pour que nous fassions attention. Spontanément, il ne nous venait pas à l’idée de nous asseoir sur la chaise emballée de Christo ou sur la luge de Joseph Beuys ou de toucher le Gerhard Richter. »
« A posteriori, tout cela était pour nous absurde et en même temps parfaitement normal. Mais ce fut un privilège de grandir parmi ces œuvres phénoménales. Le dimanche après-midi, nous n’avions pas besoin d’aller au jardin d’enfants, nous en avions un rien que pour nous. Et pas n’importe lequel. »